Enjeux éthiques de la relation entre les technologies numériques et l’exigence d’humanité dans le soin

Un article d’Alain Toledano pour l’Acsel, suite à son intervention au Forum de la Vie Connectée le 30 novembre.

Docteur Alain Toledano, Cancérologue, Président de l’Institut Rafael, Maison de l’Après-Cancer, Directeur de la chaire « Santé Intégrative » au Conservatoire National des Arts et Métiers.

Animé par des valeurs de solidarité, le système de soins français a connu des heures de gloire, bien qu’il traverse actuellement certaines crises, dont la résolution pourrait passer par une remise en question des valeurs qui le portent.
Si les investissements technologiques coûteux et les infrastructures modernes sont plébiscités par le plus grand nombre pour symboliser le développement sanitaire, les activités de soins ont été socialement et moralement dévalorisées pendant des décennies.
L’éthique du Care, est plus qu’une attention ou qu’un comportement altruiste. La transformation sociale qui en découle pourrait permettre à notre système sanitaire de franchir une étape décisive dans la personnalisation de l’approche thérapeutique. Elle permettrait la progression morale, éthique, et philosophique, de notre société par la même occasion. Aujourd’hui la question n’est pas de savoir si les technologies numériques servent le patient, mais quelle est la place du patient dans les développements technologiques en santé ? Ces dernières années, les impressionnants progrès en santé numérique nous ont permis d’améliorer les taux de guérison de maladies comme les cancers, ainsi que l’organisation du système de santé. Si les progrès initiaux de la Tech étaient axés sur la démonstration de capacité à mesurer-transmettre-analyser-stocker à grande échelle des datas, et se centraient sur l’appropriation des concepts d’anormalité, la Tech investit dorénavant le champ de la santé au sens plus large, et des services en santé. Nos nouveaux enjeux éthiques sont de construire les relations entre les technologies numériques d’excellence, et le souci de l’exigence de soins humains et personnalisés.

1- Les technologies numériques en santé et la place du patient

Les fonctions principales de nos outils technologiques en santé, permettent de mieux appréhender leurs impacts potentiels sur la place du patient.

    • Capter une information, via un objet connecté comme une balance, un tensiomètre, un podomètre ou autre, permet le recueil automatisé de données biométriques. Les paramètres mesurés permettent de prévenir et suivre de nombreuses pathologies et comorbidités afin d’améliorer la quantité de vie et la qualité de vie de chaque patient.
    • Transmettre automatiquement les informations captées, avec une diminution des marges d’erreurs, et engendrant un gain de temps pour l’homme, le professionnel de santé autant que le patient.
    • Intégrer les informations dans des systèmes informatiques, pour améliorer la mémoire de celles-ci, et pourvoir les réutiliser en cas de besoin. .
      Afficher les informations de manière compréhensible pour tous les utilisateurs, améliorant la démocratie sanitaire et la lutte contre les disparités sociales ; souvent de façon ludique et pédagogique.
    • Mettre en relation les personnes et les données, en s’affranchissant des problèmes de distance entre les hommes, que ce soient les professionnels de santé ou bien les patients. Ainsi, rendre des maladies rares plus fréquentes et mieux connues, et donc mieux traitables. Si les domaines d’applications pour les solutions de santé connectée sont vastes : mesure de paramètres vitaux et leur télétransmission à un plateau médical, mise en relation de patients à travers des réseaux sociaux dédiés, services de prévention personnalisée web, téléconsultation et diagnostic à distance ; la combinaison des technologies connectées et des solutions en santé crée déjà une valeur appréciée pour tous en santé.

2- Quelles utilités de l’IA pour les professionnels de santé ?

Si l’imaginaire collectif conçoit l’Intelligence Artificielle (IA) comme détachée de l’humain et du patient, les applications de l’IA en santé servent bel et bien notre cause commune à tous, car nous sommes tous patients ou patients potentiels.

1- L’aide à la décision, diagnostique ou thérapeutique
2- La prédiction d’une pathologie
3- La personnalisation d’un traitement
4- La prévention à grande échelle pour la population. Prenons quelques exemples instructifs d’applications que le patient ne pouvait pas espérer sans l’IA en santé. Pour exemple d’intelligence thérapeutique, un accélérateur de particules miniaturisé de radiothérapie monté sur un bras robotisé (Cyberknife*), permettant de délivrer des centaines de faisceaux de rayons X, en adaptant les tirs aux mouvements des cibles grâce à des algorithmes de calcul utilisant l’IA, avec une précision infra millimétrique. On peut donc irradier la tumeur à hautes doses en épargnant les organes sains périphériques, être donc plus efficace avec une meilleure tolérance, et traiter des maladies autrefois intraitables.
L’IA numérique prépare ses raisonnements à partir de quantités de données, nos analyses génétiques des cancers en sont un autre exemple. Pour décoder les 25 000 gènes d’une cellule cancéreuse et identifier les milliers de mutations et la centaine de cibles thérapeutiques potentiellement « actionnables », les logiciels dotés d’IA sont d’une aide précieuse. Les centaines de nouveaux principes actifs médicamenteux, dont la complexité d’action n’a souvent d’égal que l’efficacité et la toxicité, ont besoin d’être positionnés judicieusement dans la stratégie thérapeutique de chaque patient.
L’IA symbolique, quand à elle, prépare ses raisonnements à partir de modèles logiques développés en amont, et peut être utilisée là où la quantité de données manque comme pour analyser des maladies rares par exemple.

3- Questions éthiques posées pour les patients de ces innovations en santé utilisant l’IA?

  •  La personnalisation algorithmique et son utilisation potentielle par les assurances poseraient de réels problèmes éthiques, cela remettrait en cause le système de mutualisation actuel, et la prise en charge des comportements à risque par la collectivité.
  • La perte de compétence du médecin dans son diagnostique et son intervention thérapeutique serait problématique, cela aurait également des implications en termes de responsabilité juridique.
  • Les biais de l’échantillonnage des données dans les bases d’analyse doivent être considérés, avec souvent une sur représentativité des personnes âgées, et une disparité de l’origine raciale par exemple; lorsqu’on sait que ceux sont ces bases de données qui guident les résultats des algorithmes fondant l’IA. Nous pourrions rajouter qu’un enjeu éthique est également représenté par la qualité des données de ces bases, elles sont souvent des données capturées pour usage précis et utilisées pour d’autres usages. Finalement, les algorithmes nous rendent les informations que nous leur avons données en les paramétrant, nous avons une responsabilité à assumer par rapport à ces résultats.
    Il conviendra de réfléchir à des gardes fous humains et technologiques, ainsi qu’à des propositions éthiques nouvelles. Ces réflexions nouvelles sont indispensables afin d’assurer la loyauté et l’équité des systèmes basés sur l’IA, la transparence, la traçabilité des processus d’enregistrement et d’analyse, pour éviter l’effet « boîte noire ».
    Contre la peur de l’innovation exprimée par certains, ayons le courage d’accompagner celle ci de façon éthique et orientée sur l’humain.

4- L’éthique du care, ou l’enjeu de la transformation en santé

Chez Hegel, l’éthique est ce qui concerne l’organisation des rapports sociaux, par opposition à la moralité qui énonce les principes de l’action individuelle. La réflexion éthique est un consensus autour de valeurs collectivement admises, de critères d’humanité alors que la morale définit des devoirs face à l’humain.
Si l’éthique est souvent considérée comme la science morale, il nous appartient ensemble de la définir pour donner les bonnes directions à la transformation de notre système sanitaire.
L’éthique du Care cherche à faire entendre une voix différente en morale que celle de la justice : celle de l’attention aux situations particulières, de la disponibilité affective, de la responsabilité dans des situations relationnelles. Elle est souvent attribuée à tort à une communauté restreinte, féministe et privilégiée. La philosophie du Care place des données d’apparence ordinaire au centre de la morale, une nouvelle reconnaissance d’une morale basée sur l’intelligence émotionnelle, le soi relationnel et le cerveau sensible, qui y ont toutes leur place.
Considérer l’hétérogénéité des relations humaines, la diversité des situations de dépendance et de vulnérabilité, est aussi important et attendu que de diffuser les nouvelles connaissances scientifiques et les technologies du numérique en santé.
Nous, médecins techniciens hautement spécialisés, nous grandirons dans les actes si nous nous hissons moralement. Les enjeux multiples qui se dessinent sont de trouver la validité propre du particulier, faire confiance à l’expression de l’expérience, retrouver une place à l’expression subjective et à la revendication individuelle.
Fabriquer de la qualité de vie conjointement à la quantité de vie est notre devoir.
La manière d’être des soignants devrait trouver une doctrine à la hauteur de la transformation attendue.

Conclusion : L’avenir de notre système de santé doit reposer la question de l’autre et de l’humain comme priorités. Ce n’est nullement une œuvre de charité ou un acte de privilégiés que de se soucier de l’autre et d’y faire attention, mais une véritable philosophie engageante. Cette éthique du Care, la psychologie morale qui en découle, dessinent les contours d’une véritable politique de transformation sociale, capable d’améliorer notre société. Les valeurs d’empathie et de compassion, l’intelligence émotionnelle et l’épanouissement relationnel, sont autant de piliers sur lesquels nous aurons à refonder nos actions, pour un système de santé progressif et à la hauteur de nos attentes. La place du patient sera garantie par la meilleure définition de la finalité de nos développements technologiques. Les systèmes technologiques pensés autour de la gestion des datas, ont évolué dans leurs orientations vers la prise en charge des maladies puis autour des services rendus aux patients. Nous aurons à porter attention d’éviter d’exclure les patients les moins férus de haute technologie, et d’être écartés de ces développements, les plus âgés entre autres.
En plus des mécanismes de régulation de développements éthiques des nouveaux procédés technologiques, à nous tous de veiller à l’humanité et son reflet apparent dans chaque innovation en santé. Le cadre émotionnel d’un télé-entretien soignant-soigné par exemple, ne dépend que partiellement des informations qui sont télé-échangées.